Dimanche 10 Septembre 1848
Ce matin j'étais sur pieds à cinq heures et demi du matin. Je suis monté sur la dunette pour la laver avec l'aide du capitaine et de quelques passagers. Cela nous distrait. Nous avons ainsi pu voir le lever du soleil.
Nous avons observé un très beau navire à trois mats qui nous a hissé son pavillon. A l'aide de la longue vue nous avons reconnu que c’était un anglais. En moins d’une demi-heure il fut à portée de pistolet puis nous accosta. Nous apprîmes qu’il était parti deux jours après nous de Plymouth et qu’il allait en Chine en doublant le Cap de Bonne Espérance. Il nous posa plusieurs questions, auxquelles nous lui répondimes, puis nous nous sommes séparés. Le capitaine a fait hisser les petits perroquets et les petits cacatois du grand mât et du mât de misaine. Un des clins foc a été amuré au mât de beaupré qui est le mat incliné qui se trouve au dessus de l'étrave au bout opposé à la poupe et au gouvernail. La brigantine était tendue à pleine voile, et le capitaine a fait hisser la flèche qui est la voile située au dessus de la brigantine et adaptée comme celle-ci au mat d’artimont. Notre batiment avec toutes ses voiles ainsi tendues au vent, fut bientôt éloigné de l’autre navire de plusieurs milles.
A sept heures, le thé a été servi, mais je n’en prends jamais car je n’ai jamais faim de si bonne heure. J'ai beaucoup travaillé à mon espagnol, toute la matinée ainsi qu’après le déjeuner. Nous attendions le baptème. Celui-ci n'a commençé qu’à une heure passée, comme la lettre l’avait annoncé.
Une chapelle avait été construite à la proue à l’avant du navire. Une procession en sortit en chantant des psaumes. Et quels psaumes ! Etait ce du grec, du latin ou de l’arabe ? Personne n’y put rien comprendre. Quant à moi, je vis bien que ce n’était pas du français, et je fus fort scandalisé, en regardant de plus près, de voir que le Grand Vicaire portait son livre tourné à l’envers. A moins qu’il ne sut ses prières par cœur (chose peu probable car c’était un vieux marin qui n’avait jamais pu apprendre ni A ni B), il devait lui etre impossible d’y lire. La procession fit le tour du navire et monta sur la dunette avec beaucoup de receuillement, avec la bannière en tete déployée, et la cloche, portée par un enfant de chœur, battant à grandes volées.
Après les prières d’usage (prières que je ne pu toujours pas comprendre), le Grand Vicaire nous aspergea de quelques seaux d’eau. Elle n'était pas bénite mais salée à souhait. Pour ma part, j’en ai reçu abondamment : sur la tête, dans la bouche, dans le cou et tout le long du corps. Ce n'était pas mes habits qui mouillaient ma peau, mais bien ma peau qui trempait mes habits!
Une fois cette cérémonie terminée, un des hommes d’armes du Père La Ligne, tira un coup de pistolet sur le timonier qui se trouvait à la barre du gouvernail. Il méritait en effet la mort, ayant eu l’imprudence de faire avancer le navire dans le Royaume Céleste, sans permission et sans que les passagers ne fussent baptisés. Le coup tiré, l’homme tomba raide mort et le navire marcha à la dérive.
L’homme, qui n’avait pas eu le temps de se confesser, devait probablement porter sur sa conscience de bien gros péchés, car tout aussitôt un diable, noir des pieds jusqu’à la tete, descendit du haut du mat d’artimont sur la dunette. Le diable était dans un déshabillé plus que sauvage, avec seulement un caleçon où pendait une queue en peau de mouton de deux à trois pieds. Il avait aussi deux cornes très longues et toutes aussi noires. En dix fois moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il se précipita sur le corps du timonier, armé d’une longue fourche recourbée. Avec cette arme il l’attira à lui par sa ceinture et lui fit faire ainsi le tour de la dunette.
Ensuite la procession retourna dans la chapelle.
J’avais oublié de dire que le Père La Ligne (vénérable vieillard paraissant avoir au moins cent ans) et sa chaste moitié, qu’il tenait sous son bras, avaient daigné descendre de leur Royaume jusqu’à notre batiment et qu’ils faisaient les honneurs de la cérémonie en assistant au cortège.
Tous les passagers furent priés de rester sur la dunette. Deux gendarmes, le sabre au coté, vinrent faire une visite domicilaire dans toute les cabines. N’ayant touvé personne de caché, ils fermèrent toutes les portes et la grande cérémonie de la confession et du baptème commença. Chaque personne passait l'une après l'autre, et était conduite, par les deux gendarmes, dans la chapelle où elle restait entre dix et quinze minutes. On la voyait ressortir la figure noire, et barbouillée de savon, d’huile et de farine, et avec tout le bas du corps et le pantalon mouillés en totalité. Chacun croyait en être quitte ainsi, mais à peine sorti de cette délicieuse chapelle, un matelot, qui se tenait caché derrière la porte avec un seau à la main, leur lançait l’eau à la figure et sur les épaules. Si la pauvre victime n’était pas assez leste pour se sauver de suite, elle en avait droit à un deuxième. Puis le diable, armé d’une grande boite de farine, dépité que le néophite se fusse confessé et baptisé, courait après lui et lui lançait de grandes poignées de farine jusqu’à ce qu’il ait pu monter sur la dunette. Je vous laisse à penser dans quel état il arrivait.
Il faut rendre justice à la galanterie française, même chez les marins. Ils ne firent, en effet, aucune de ces petites misères aux dames et acceptèrent seulement leurs offrandes.
Mon tour vint parmi les derniers. Les marins furent très bons enfants avec moi, grâce à la bonne harmonie qui régnait entre nous. Je n’eus rien sur la figure : ni noir, ni huile, ni savon. On me banda seulement les yeux avant d’entrer dans la chapelle. Après m’avoir introduit et m’avoir fait asseoir sur un banc, le Grand Vicaire vint se placer à mon coté et me confessa. Il me recommenda entre autres d’etre fidèle à mon épouse et de ne pas faire les yeux doux à la chaste moitié du Père La Ligne, ici présente. Je lui répondis qu’il me serait fort difficle de le faire, ayant les yeux bandés. Finalement, il me donna l’absolution de tous mes péchés dans son patois breton. Puis on me plaça un porte voix, ayant la forme d’un cone tronqué, ou celle d’un pain de sucre, avec l’embouchure à son plus petit orifice, devant la bouche. On me fit pencher la tete en arrière, puis on me dit de faire un acte de contrition à haute voix en ouvrant bien la bouche. Je n’y voyais rien et j’avais toujours les yeux bandés. Pendant ce temps on jeta promptement un verre d’eau de mer, bien salée, dans le porte voix. J’en eus aussitôt la bouche pleine, et je vous laisse à penser si mon acte de contrition fut bientôt laissé de coté. Du reste, je trouvais ma conscience assez pure de tout péché, pour pouvoir recevoir le baptème. Je l’attendais meme avec impatience.
Il ne tarda pas à arriver. On me conduisit, à nouveau, et on me fit asseoir sur deux planches. Puis elles furent hardiment retirées de sorte que mon postérieur se retrouva plangé dans un grand baquet d’eau de mer. Me voyez vous dans cette agréable position ?
En me relevant, l’eau qui était entrée dans mon pantalon, dégoulina sur mes jambes et sur mes pieds et remplit mes bas et mes chaussures. On me débanda enfin les yeux, et je pus voir toutes les figures groteques des vieux et des jeunes marins déguisés dans ces bizzares costumes : le Grand Vicaire, l’enfant de chœur, les gendarmes, le Père La Ligne et sa chère compagne à l’ignoble figure quoique rasée toute fraichement. Tous riaient à gorge déployée. Enfin on me présenta une assiette dans laquelle se trouvaient de nombreux piastres et des pièces de cinq francs accompagnées de plusieurs pièces d’or. J’y déposais, très modestement, deux pauvres piastres (soit 10 francs 70 centimes) et je sortis. Je m’esquivais si bien, et du diable qui m’attendait à la porte avec sa farine, et du marin avec son seau d’eau, que je ne reçus ni l’un ni l’autre. Je me baissais avec tant de précipitation que j’évitais l’eau qui me passa par dessus la tête. Puis je pris mes jambes à mon cou avec tant de promptitude jusqu’à la dunette que le diable ne put m’atteindre de sa farine.
Puis un autre passager fut appelé après moi, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le monde eut reçu sa dose. Ceux d’entre nous qui n’avaient pas un très bon caractère en avaient encore plus que les autres. Puis finalement le Perroquet (c’était un parisien, marin très espiègle, qui remplissait parfaitement son rôle, étant leste et grotesque comme le sont généralement tous les parisiens) faisait la barbe à son monde, sur les figures bien savonnées d’huile, de noir, de farine et de savon, avec un grand rasoir en bois.
Lorsque tout le monde eut été baptisé, nous crumes la cérémonie terminée, et nous nous apprétions à nous changer. Hélas ce que nous avions reçu n’était encore que le prélude de ce que nous devions recevoir ! On nous fit nous assembler sous la dunette, excepté les dames. Le Grand Vicaire vint derechef nous prêcher et nous exhorter à la patience. Nous en avions bien besoin pour tout ce que nous devions recevoir. L’enfant de chœur nous fit aussi un sermon en patois breton. Nous l’écoutions en riant d’un très bon cœur, quand tout à coup un déluge d’eau de mer, plus de vingt seaux d’eau, nous arrosèrent tous d’un seul trait. On venait de nous lancer un défi et de nous rappeler au combat. Nous montames tous sur la dunette, afin de prendre notre revanche.
Nous y fumes accueillis par autant d’eau que nous en avions déjà reçu. Nos vetements étaient remplis d’eau. Nous étions tous trempés à qui mieux mieux. Ne risquant plus de l’être davantage en l’étant de nouveau, nous nous précipitames sur les seaux et les plongèrent avec de longues cordes, par dessus la dunette, dans la mer. Là armés de nos seaux remplis d’eau, un combat en règle s’engagea. Combat terrible et acharné qui dura plus d’une heure, et au cours duquel chacun jeta et reçu plus de cent seaux d’eau et dans lequel les rires et les cris fusèrent à n’en plus finir. Enfin tout le monde, exténué de fatigue, après avoir vaillament combattu et s’etre admirablement défendu, se retira, au son de la cloche qui annonçait la fin du combat, pour aller se changer. Nous en avions besoin, et pour ma part j’étais assez mouillé. Nous montames, mon cher Paul et moi sur la dunette, afin de tordre nos effets et nos chemises et nous les fixames aux cordages du navire pour qu’ils puissent sécher. A peine avions nous fini que l’on vint nous avertir qu’il fallait diner. Cet exercice nous avait creusé l’estomac et nous ne nous le fimes pas dire deux fois.
Ainsi finit le baptème de la Ligne. La journée avait été très belle et nous eumes du calme pendant toute la cérémonie. Dans la soirée, comme si nous avions été favorisés par le Roi du Soleil ou le Père La Ligne, la brise se leva. Le vent, qui si longtemps nous avait été contraire, changea et devint avantageux. Toute la nuit nous fimes beaucoup de chemin dans la bonne direction.
La série de vents contraires, que nous avions eu pendant près de quinze jours, nous a fait faire un coude énorme dans la direction du Cap de Bonne Espérance. En ayant l’œil sur la carte et en suivant à notre gauche les côtes de l’Afrique et à notre droite la ligne que nous suivions presque parallèlement, on peut voir que nous nous éloignons considérablement des parages de Rio de Janeiro où nous devions pourtant courir.
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