Saturday, May 29, 2010

Chroniques Siciliennes


1 Les ballons rouges.

Neuf heures. Les rues de Palerme s'éveillent avec lenteur. Le silence est tombé comme une chape sur la ville, entre la via Roma et la via Maqueda. On est loin du vrombissement de la veille au soir des quatre vingt machines du club Harley Davidson et de ses chapitres de Hells Angels ou autres Bandidos siciliens. Une légère brume noie le ciel et enrhume les nuages. Au loin le palais des normands et la chapelle palatine, joyaux de pierre, peinent à s'extraire de l'arrière plan sombre et silencieux des montagnes.

Au matin apaisé le quartier est calme et studieux. Fenêtre sur le ciel. Sicile pays de fenêtres. La rue de droite c'est la rue des vélos. On les répare, on les bricole, on les détord, on les vend. Sous le balcon c'est la rue des ballons. A cette heure là, il n'y a aucun passage et le marchand du dessous a garé sa voiture au milieu de la rue. C'est un grand break gris. Patiemment il entasse les ballons en plastique colorés dans des sacs. Aller-retours avec la boutique. Il entasse les sacs dans la voiture. Un café à la fenêtre sur le ciel. Les domes rafistolés aux céramiques de couleurs se répondent en clochetant quelques notes sourdes qui font vibrer l'air.

L'homme se gratte la tête car il ne sait plus comment faire entrer plus de ballons . Il a ficelé, avec une lanière jaune, d'une façon qui semble bien aléatoire, trois sacs sur le toit. Il ouvre à nouveau la porte et tente d'y forcer un nouveau sac. Il pousse et il force car il faut tout livrer aujourd'hui.

Un motard vétu et casqué de noir vient de rentrer dans la rue. Il voudrait passer et attend. Son moteur d'acier aux reflets métalliques tourne au ralenti. Le marchand continue son manège. Il force encore. Les ballons vont ils éclater ? Le motard klaxonne. Il voudrait passer. Il faut forcer pour que tout rentre. Et il y a a encore d'autres sacs. Klaxon et gestes de la main. Je dois passer. Le marchand abandonne ses ballons pour lui faire signe qu'il y a beaucoup de place sur les trottoirs. Ils sont dégagés et il peut passer par là. Sans oter son casque le motard lui signifie d'un mouvement bref que c'est dans la rue qu'il veut passer. Il ne passera pas par les trottoirs. D'un gest làs le marchand lui fait signe qu'il n'a qu'à se débrouiller et reprend son labeur. Il pousse avec les deux bras pour dégager de la place.

Le motard s'avance d'un métre, en s'aidant des pieds, et s'approche du marchand sans descendre de sa machine. Il sort un couteau. Coup de poignard. Eclair du métal. L'homme tombe au sol. Le sac de ballons rouges a éclaté et se répand sur le bitume. Le motard a reculé sa moto pour bien se repositionner derrière la voiture en prenant bien garde à ne pas écraser de ballons. Il attend les carabinieri qui vont enfin bientot dégager la rue.

2 Symphonie sur le port.

C'est la fin d'après midi sous un soleil qui brule et cogne rudement sur le béton du môle jusqu'à en faire éclater les joints. Les grands bateaux qui traversent pour le continent sont amarrés sur le quai et leurs diesels s'échauffent doucement dans un ronronnement qui berce les vagues. Leurs grandes coques blanches fraichement repeintes brillent sous l'éclat du soleil. Par moment une vitre qui s'ouvre réfléchit un rayon violent comme le pinceau d'un phare qui éblouit la jetée.

Les mouettes se laissent porter dans l'air profitant de courants ascendants invisibles à l'oeil. Cris rauques qui mettent en joie.

De l'autre côté du port le bateau des douanes s'engage en marche arrière. Il marche vite. Son pont est couvert de touristes avec leurs appareils photos en bandoulière. Une visite officieuse de la baie qui va rapporter de l'argent de poche aux douaniers. Le capitaine s'achèterait bien une Alfa Roméo.

C'est bientôt l'heure d'appareiller. Soudain du premier géant surgit le mugissement d'une sirène. Comme une impatience à être en mer. Le deuxième lui répond avec une tonalité plus profonde. Nouveau lacher de vapeur plus long du premier. Le bateau des douanes s'y met aussi. Concerto sur le port. Double croche. Trille. Deux blanches, une noire. Double croche. Les mouettes se sont tues intriguées. Elles n'ont jamais vu ça. Le douanier aux commandes, sans doute accaparé à rester dans le rythme de cette symphonie aquatique, a oublié qu'il était en marche arrière. Les masses blanches se rapprochent dangereusement. Un cri. Il freine brutalement. Trop. Une femme est tombée à la mer.La sirène se fait plus lugubre. On jette une bouée. Les touristes se bousculent pour prendre des photos depuis le pont.

Dans le silence enfin revenu, sans un mot, les étraves blanches s'extirpent du quai et fendent la mer vers le continent en laissant, derrière elles, une grande trainée de mousse blanche. Sur le pont tous les téléphones sont brandis vers la bouée pour prendre encore d'autres photos. Cela fera une belle histoire à raconter ce soir. Les douaniers s'affairent avec des gaffes. Il va falloir rentrer au port. l'Alfa Roméo attendra encore un peu.

3 Les messages de Gangi.

La longue traversée, sur l'autoroute qui domine sur des dizaines de kilomètres, portée par des milliers de piliers et d'aqueducs, les collines et les plaines en contrebas, s'achève. Le travail tétu et herculéen nécessaire à la construction de ces ouvrages donne la mesure de l'étendue des terres des anciennes latifundias du temps où régnait la main de fer des seigneurs sur le col des journaliers et du pouvoir plus actuel des forces occultes qui plongent les mains dans les caisses des chantiers publics. Enfin, la route tournoie, en boucles serrées, qui s'enroulent sur elles mêmes. Il faut s'arrêter pour jouir de la vue sur la ville de Gangi qui dévore la colline.

Là haut, à côté des ruines du chateau qui dominent la ville, se trouve la plus coquette des auberges. Une petite cour sur la rue avec des chaises, quelques tables, un parasol. Des fleurs dans de petits bacs aux fenêtres. De l'eau qui coule de la bouche d'une petite fontaine en poterie émaillée. Une vue qui s'élance vers la plaine. Un terrain vague attenant vient, malheureusement, dénaturer la beauté silencieuse de l'endroit. On y trouve, pêle mêle, une carcasse de voiture brulée, quelques chaises cassées, un trou qui ressemble à une tranchée et quelques poubelles.

Le propriétaire s'approche avec les verres demandés qui tintent sur son plateau.

- Merci l'ami. C'est très beau chez vous ! Quelle vue ! Dommage que ce ce terrain à coté...

- A coté ... ? Oui je sais...c'est ma voiture mais je ne peux pas y toucher.

- Vous ne pouvez pas y toucher ?

- Comprenez...ils l'ont brulé... et le trou c'est aussi un message pour moi... Vous comprenez je refuse de payer le pizzo...

Il se fait tard et il est l'heure de repartir. Un dernier regard sur la ville silencieuse et figée avant de reprendre la voiture. Le rétroviseur droit a disparu. Un autre message ?

20 comments:

Pas à Pas said...

Je n'ai pas su apprécier la Sicile par l'afflux de gênes telles que le bruit, les accidents et un environnement souvent pas propre...

C'est dommage car l'architecture est grandiose.

"Pas à Pas"

Cécile Thérèse Delalandre said...

C'est comme un superbe court métrage ... avec en plus les odeurs, voire la caresse du vent léger de ce matin siciliens sur mes joues... j'y suis! et pas seulement le temps de la lecture mais quelques heures longtemps après!
Un régal comme d'hab, Marc *_* l

Cortisone said...

c'est vrai que c'est un court métrage, tout y est !
Merci pour cette belle balade Marc.

Frasby said...

J'adore follement l'Italie mais je ne suis jamais allée en Sicile alors je vous remercie de m'y avoir emmenée...

Mademoiselle d'enfer(t) said...

Tandis qu'Arvo Pärt continue de jouer par un autre fenêtre ouverte, je plonge dans vos textes - bien sûr, vous devez savoir que le drame a mes faveurs. Vos ballons m'ont éclaté à la gueule et saisie...

Cortisone said...

Une autre histoire, s'il te plait...

Sophie K. said...

Oh oui, encore une histoire ! :0)

Chr. Borhen said...

Bien qu'invisibles à l'oeil, vous avez deviné que les courants sont ascendants. Je vous félicite.

Constance said...

Me revoilou. Et vous ?

Cortisone said...

Euh...J'aimerai te lire de nouveau. 29 mai...

Saravati said...

De vrais tableaux qui décrivent merveilleusement bien l'atmosphère sicilienne, le caractère ombrageux, l'escalade du bruit. Il fait chaud à Palerme dans la cuvette. Je me rappelle de cette tension dans l'air, de ces gens qui me disaient de bien tenir mes affaires pour ne pas me faire voler. Je me souviens des klaxons au coin des rues, le plus agressif avait la priorité ...de ces campagnes jaunies sous le soleil d'août mais c'était il y a longtemps !

Belle said...

Des phrases courtes. La lumière, le bruit, la poussière des rues... et le mot poussière me fait penser à John Fante. Ca c'est du compliment non?

Cortisone said...

Où es-tu ?

Laudith said...

Ah ! la Sicile, une île que j'aimerais bien visiter.

Merci pour cet agréable moment d'évasion.

Marc de Gondolfo said...

Arthur Morneplaine August 2 at 10:49pm Cher Marc,

Je l'ai lue et appréciée, d'autant que je suis plongé dans le roman de Paul de Musset : La Chèvre Jaune (publié en 1848, loin des Vespa et des Harley Davidson).

Un extrait : "Palerme jouit du privilège de ces beautés parfaites qui peuvent se montrer à toute heure du jour et dans toutes les toilettes imaginables. Le voyageur qui l’aperçoit au loin du pont d’un navire ou des collines d’Ogliastro, s’écrie, comme le prince Calaf au moment où Turandot soulève son voile : « Ô Bellezza ! ô splendor ! »
Après quatre jours de marche, Cicio reconnut, du haut des montagnes de Piana dei greci, la blanche Palerme assise au bord de la mer, comme une odalisque endormie. C’était le soir. Le soleil dorait encore les sommets de Monreale, la grotte de Sainte-Rosalie et les tourelles du fort de la Garita. Les formes bizarres et gothiques de la citadelle de Castellamare se dessinaient en noir sur le couchant embrasé. Les églises de la ville saluaient la fin du jour par des carillons harmonieux, car tout est voluptueux à Palerme, même le son des cloches.

Quand la nuit fut venue, Cicio fit son entrée dans la rue de Tolède par la porte de Charles-Quint. Il ouvrit de grands yeux en voyant ce monument étrange et ces figures colossales qui représentent les chefs barbaresques vaincus par le puissant empereur. L’architecture arabe de la cathédrale inspira au petit chevrier un étonnement profond ; mais lorsqu’il se trouva dans le centre de Tolède, au milieu de la fourmilière des passants, devant ces cafés splendides, ces boutiques illuminées, ces palais ornés de larges auvents dont la brise agitait les festons, notre héros se crut plongé dans un rêve délicieux. La variété des costumes donnait à la ville un air de fête, car Cicio ne connaissait d’autres modes que les haillons syracusains et les dominos noirs de Catane. Il eût pris volontiers toutes les femmes pour des princesses et les hommes pour des grands seigneurs allant au bal. L’éclat des lumières et le roulement des carrosses l’étourdissaient si bien qu’il oublia les sages avis de don Polyphême : il parcourut le beau quartier des quatre Cantoni, en conduisant sa chèvre par la crinière.

Le hasard et la curiosité lui servant de guides, Cicio arriva, sans savoir comment, au bord de la mer. Les pêcheurs et les matelots assemblés sur le môle écoutaient les conteurs d’histoires pour se reposer des travaux de la journée. Le peuple de Palerme, plus romanesque et moins poète que celui de Naples, préfère les contes merveilleux et les récits de voyages au charme des vers. Le Napolitain ne se lasse jamais d’entendre le seizième chant de la Jérusalem du Tasse. Les amours et la délivrance de Renaud ont l’avantage de l’émouvoir depuis trois siècles ; de là vient que ses orateurs de places publiques ont reçu le nom de Rinaldi. Le Palermitain demande plus de variété ; il tient moins à la perfection de la forme qu’à l’intérêt du sujet, et, pour cette raison, les orateurs de Palerme s’appellent contastorie. Cicio s’approcha d’un parleur, dont l’auditoire nombreux attestait le talent et la vogue. Un vaste cercle de pêcheurs assis à terre écoutait la nouveauté du jour. Le conteur, monté sur une pierre, la face tournée du côté de la lune, déclamait à haute voix en faisant une quantité de gestes et force réflexions superflues."

Belle soirée.

Cortisone said...

Pourquoi nous privé si longtemps...
J'aime infiniment.

Cortisone said...

je dois balancer une sommation ?
Non ! à très vite Marc :-)
Cordialement
Cortisone

Constance said...

Bon. C'est pas encore fini cette retraite ?!

Broor said...

Sicile et Palerme , belle chronique, merci.

esperance said...

j ai déserté deux mois et je vois que c est pire
où es tu ami poète voyageur

J ai adoré la Sicile, mais toi tu en fais un film et quel film

bises