Monday, November 13, 2006

Transibérien. Km 1777




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Au kilomètre Mille sept cent soixante dix sept Tu changes de continent Mon trans-sainte russie

Tu es blanc.
Tu as Mille et Trente ans.
Deux ours couverts de givre se battent lourdement.
Les bouleaux inviolés poudroient d’or, de vert et de blanc.
Le lynx fixe sa proie au dos d’argent et la broie dans sa course.
Là bas, un tigre blanc guette un petit d’homme en pelure d’ours.
Du nord au sud, de l’est à l’ouest, le vent souffle. Il souffle le vent.

Tu es ce vent.
Tu as Six Cent Trente ans.
Les étendards des tribus de Kiev flottent sanglants.
Sur la glace rougie, les chevaux meurtris pleurent du sang.
« Les vikings, les vikings arrivent » hurlent apeurés tes moujiks.
Tu leur dit de croire en leur prince, le premier chrétien, le premier des Riourik.
Les paysans courbent la tête, convertis à ta foi, avant que tu ne mettes le feu au levant.

Tu es ce feu.
Tu as Quatre Cent Trente ans.
La forêt brûle et sur la Neva il se fait tard.
Les os plient et cassent sous les coups du joug tatar.
Tu lances tes cohortes d’or contre la horde hirsute et barbare.
« Les cosaques, les cosaques arrivent » s’empourprent tes moujiks.
Tu leur cries de croire en leur maître, Ivan le terrible, au redoutable stick.
Boyards et mongols plient l’échine, mais c’est déjà au loin que se fixe ton regard.

Tu es jaune.
Tu as deux cent trente ans.
Tu creuses les flancs de la montagne.
Tu saignes la terre et tu brûles la campagne.
Tu bois de grandes goulées de feu pour oublier ton bagne.
« J’ai trouvé, j’ai trouvé l’or de ma vie », la veine nacrée te fait délirer
Tu barattes, sans répit, la Lena, pour extraire du mercure une pépite dorée.
La barque plie sous le poids du métal rêvé, et tu pars chercher une nouvelle compagne.


Tu es le fer.
Tu as cent ans.
Tu viens de mener au bout le grand cheval.
Dix ans pour défricher la forêt et contourner le lac Baikal.
Tu imposes la main chancelante des Romanov jusqu’au chenal.
Des milliers de morts, dans la boue, pour donner à Vladivostok un débouché.
Au kilomètre Mille Sept Cent Soixante Dix Sept tu changes de continent sans t’en douter.
Quelle ironie d’être ainsi blessé mort, à Borki dans l’accident de ton nouveau jouet de métal.

Tu es rouge.
Tu as trois fois trente ans.
Tu lèves le drapeau et le marteau pour mettre le tsar à bas.
Les ennemis du peuple, du communisme et du pays tu les abats.
Nous serons tous égaux, dans la mort, koulaks, allemands et renégats.
« Petits pères comme vous nous comprenez » plasmodie ton peuple affamé.
Ton peuple, saoulé, te remercie de lui avoir apporté la liberté, l’égalité et l’électricité
Tes suivants momifiés, de glorieuses guerres en goulags, pourront compléter ce cabas.

Tu es vert de gris.
Tu as moins de trente ans.
Tu fumes des cigarettes américaines ou du vernis.
Tu sens dans tes poumons le radium brûlant et la poudre à fusil.
Les feuilles des bouleaux ont jaunies de Tchernobyl jusqu’à Grozny.
La mer d’Aral est vide. D’Ukraine à la Lituanie on crie « Evacuation ».
Le kolkhoze s’est vidé. Du Turkménistan à la Lettonie on crie « Séparation ».
Plutonium, guerre du feu, proton, feu fou à lier, baryum, pollonium, uranium appauvri.

Tu as dix ans.
Le denier tigre blanc est mort à Saint Petersbourg au zoo.
Les nouveaux riches garent leurs Mercedes devant les casinos.
Le patron de l’ancienne aciérie joue avec ses belles putains aux dominos.
A la station Moskovaia, la babouchka vend ses derniers navets dans le métro.
Le caviar noir du béluga dans sa boite argentée, cotoie l’orange du saumon d’élevage.
Dans la tour bleutée des pétroles d’Ingouchie, se reflète l’isba de bois comme un mirage.
On porte en terre orthodoxe au glas des cloches, une femme assassinée, qui parlait haut.

Tu as un jour
Tu es ce jour.
Tu ouvres les yeux
On te baptise à la vodka


Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.
Tu bois l’air froid à grandes goulées.
Le train emballé de ta vie à vide, roule avide.
On te lange dans le linge blanc des nouveaux nés.

Au kilomètre Mille Sept Cent Soixante Dix Sept tu changes de continent.

Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.
Tu voudrais comprendre avant d’y aller.
Le train emballé de ta vie avide, roule à vide.
On te lange dans le linceul blanc des illusions passées.

Expier. Expirer. Tu changes de couleur
Ta pierre est lisse sous la morsure du vent.
Tu souris et soudain tu changes de continent.

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